Voici ma participation au défi hebdomadaire de Mil et une.
37 ans, 3 mois, 29 jours.
C’est mon âge aujourd’hui. Je suis né le 30 septembre 1884 à Auvers-sur-Oise. Je n’ai pas de père, mais j’ai une mère… et justement, aujourd’hui, elle tient à me voir. Je ne sais pas ce qu’elle me veut… Nous nous voyons rarement: je vais chez elle pour sa fête, elle vient chez moi pour la mienne, nous suivons la charmante coutume anglaise de nous envoyer une carte début décembre… et c’est à peu près tout… Je ne suis pas le fils qu’elle a rêvé d’avoir.
La pauvre femme m’a élevé seule, en tirant le diable par la queue. Nous manquions de tout, mais surtout d’un père et d’un mari. J’ai voulu ne plus connaître cela, j’ai demandé une bourse, j’ai fait mon droit à Bourges et puis la guerre est arrivée. Une sale guerre… j’ai vécu dans les tranchées les pires heures de ma vie. Le cauchemar… mais j’ai survécu, et me voilà maintenant notaire. Je ne manque de rien… mais je n’ai rien non plus. J’ai proposé à ma mère de s’installer avec moi, mais elle est trop fière, elle ne veut pas de mon aumône. C’est dommage. Elle comprendrait que la vie bien rangée que je mène et le confort qu’elle offre valent leur prix. Bien sûr, ce n’est pas chez moi qu’on verrait un champ de tournesols peint à même le mur, comme dans la maison de mon enfance. Je ne suis pas assez fantasque à son goût. Elle, oui.
Je suis intrigué. Pourquoi veut-elle me voir, et pourquoi tenait-elle tellement à ce que ce soit aujourd’hui, 27 janvier 1922 ? On aurait pu se voir demain, j’ai toujours du temps le samedi. Elle n’a rien voulu savoir et il m’a fallu annuler deux rencontres avec des clients. Je l’attends. Toujours avec sa fierté mal placée, elle n’a pas voulu que je vienne la chercher à la gare.
J’entends du bruit. La voilà qui toque.
Je quitte mon étude, grimpe l’escalier qui mène à mon appartement et trouve ma mère embarrassée d’un grand paquet plat, bien emballé et bien ficelé. Elle a les joues rouges d’avoir peiné dans la rue. Elle rit en me racontant qu’elle a glissé sur le verglas. Et puis elle me remet le paquet. C’est pour moi. De la part de mon père.
Je la regarde longuement. Je croyais que je n’avais pas de père ? Ma mère a toujours eu de drôles de lubies, comme celle de me voir à des dates très précises de temps à autre. Comme aujourd’hui, du reste. Je suis perplexe et elle le voit. Elle m’encourage à ouvrir mon cadeau. Je déballe donc l’objet, probablement un tableau. Ca ne manque pas. Un tableau carré, d’environ 50cm de côté… Une prairie, une petite fille en robe bleue, une balle orange. Pas vraiment laid, mais enfin, ce n’est pas beau…
Ma mère m’observe. Elle ne dit rien, mais je sens qu’elle est déçue. Comme chaque fois qu’elle essaie de faire vibrer ma sensibilité artistique. Je lui ai expliqué tant et tant de fois que, contrairement à elle, je n’ai pas de sensibilité artistique. Je ne suis pas comme elle. Et je ne vois pas le rapport entre mon père et le tableau que je tiens toujours en main.
Les minutes passent. Ni elle ni moi n’avons jamais été doués pour dénouer les tensions.
Les larmes perlent à ses yeux. Elle parle. Ce tableau, c’est moi. C’est mon père qui l’a peint. Et aujourd’hui, à 37 ans, 3 mois, 29 jours, j’ai exactement l’âge qu’il avait quand il s’est ôté la vie. Ce tableau est très connu, dans le milieu de l’art. Mon père l’a peint environ un mois avant de mourir, et il était à côté de son cercueil dans la pièce funéraire… Je ne me souviens que d’une seule mort violente, dans mon enfance, c’est quand Monsieur Vincent a tiré avec son propre pistolet. J’explique ça à ma mère. Qui sourit à travers ses larmes. Monsieur Vincent, Vincent van Gogh, était mon père. Elle n’a jamais révélé ce secret à personne… Il venait d’arriver au village, elle avait juste 15 ans. Il lui a plu tout de suite, même s’il était plus âgé qu’elle. Il était beau mais tourmenté. Ils s’étaient aimés à l’abri des regard, et puis, j’étais arrivé, petit être pas du tout prévu. Les parents de ma mère avaient refusé qu’elle se marie, puis l’avaient reniée. Je vous ai dit qu’elle était fière. Elle n’a pas voulu que Monsieur Vincent l’entretienne et a vécu de menus travaux, pour m’élever. Ce fut plus dur encore après sa mort…
Je la regarde. Je comprends beaucoup de choses. Je pose le tableau, je la regarde et je la prends dans mes bras. Elle pleure. Et pour la première fois de ma vie d’adulte, je pleure aussi… Peut-être ma fibre artistique se révèle-t-elle, après tant de temps ?
Voili, voilà, c’est une pure fiction inspirée par le tableau et cet article qui parle de l’Enfant à l’orange.
Quel ravissement de retrouver ta prose.
Je me suis laissée agréablement emportée par ton histoire.
Bises