
Les cloches sonnaient depuis quelques minutes déjà. Benoît franchit le pont Bessières en prenant son temps. Il aimait emprunter ce pont, ce qu’il faisait presque chaque jour, même s’il lui aurait été plus simple de passer par la place de la Riponne. Il aimait le coup d’œil sur la cathédrale, sa silhouette massive surplombant la ville, sa rosace comme aveugle alors qu’elle était si belle à l’intérieur.
Benoît était un jeune homme aux goûts simples, sans histoire. Depuis trois ans, il travaillait comme serveur au café de l’Evêché, ce dont il se satisfaisait. Avec la ponctualité d’un train suisse, il quittait son petit studio de la rue Saint-Laurent à 8 heures 37, se promenait sur ce pont tant apprécié et arrivait au café à 8 heures 56, juste au bon moment pour prendre son service à 9 heures.
En ce dimanche matin, ce n’était pas au travail qu’il se rendait mais à la cathédrale pour le culte.
Il faisait partie de ces fidèles occasionnels qui se posent beaucoup de questions et ne savent pas très bien s’ils croient en Dieu ou pas. La question finalement l’indifférait, il était bien au-delà de cette réflexion, comme si la réponse ne le concernait pas vraiment.
Il fréquentait l’endroit plus ou moins régulièrement, jamais pour les grands événements: il aimait mieux les célébrations plus intimes, quand on pouvait s’asseoir à sa place et profiter du moment sans être ennuyé par des voisins murmurant, toussotant ou tapotant des SMS. Le plus souvent, il laissait vagabonder ses pensées durant le temps de la prédication. Il lui arrivait même de sortir sans se souvenir le moins du monde de ce dont le pasteur avait parlé. Plus que les paroles du pasteur, c’était l’ambiance de la célébration et le rythme de la liturgie qui le touchaient et le comblaient. Savoir que depuis 800 ans, des croyants se réunissaient en ce lieu pour prier l’impressionnait profondément. Etaient-ils si différents de lui,
ceux qui avaient connu cette cathédrale toute neuve, ceux qui avaient assisté à sa dédicace à Notre-Dame, ceux qui, du jour au lendemain, étaient officiellement devenus protestants au moment de la Réforme et avaient entendu les sermons de Pierre Viret, ceux qui allaient à l’église sans même se demander s’ils avaient la foi?
Un peu comme lui, en fait… Sans les connaître, il se sentait une proximité avec ces générations qui l’avaient précédé en ce lieu.
Mieux que personne, il pouvait décrire les jeux du soleil qui entrait par les vitraux ou parler de l’heure où la lumière est si douce qu’elle donne l’impression que les statues vous sourient et qu’elles vont vous parler.
Ce matin-là, il était donc en train d’arriver à la cathédrale. Il salua la personne qui lui présentait le psautier, puis prit place sur sa chaise préférée. Il savait qu’avant la fin du culte, il aurait, précisément sur cette chaise, rendez-vous avec la lumière. Il n’aurait pas été jusqu’à dire que c’était une lumière divine, mais il y pensait parfois… La cathédrale était bien le meilleur endroit pour le faire!
Un groupe de jeunes gens arriva. C’étaient des scouts, chemise sur le dos, foulard autour du cou, nœud carré plus ou moins parfait. Il les regarda s’installer, la troupe était bruyante et perturbait son recueillement. Il se souvint de son propre groupe de scouts, de leurs virées dans la nature, des feux de camp, des biscuits de Noël qui parfumaient le local.
Il avait aimé cette période de sa vie, mais avait arrêté lorsqu’il avait commencé le gymnase. Il ne se reconnaissait plus dans ce mouvement. Les activités étaient trop éloignées de ses centres d’intérêt. Mais en observant ces jeunes qui devaient avoir son âge, il se demanda ce qu’ils faisaient, ce qu’ils vivaient dans leurs week-ends.
Pour sa part, il ne se souvenait pas que son groupe soit jamais venu au culte, il trouvait que c’était une bonne idée, qui permettait de passer un beau moment ensemble, dans le silence et la complicité, tout en étant chacun seul avec ses pensées.
Les orgues retentirent. Le culte commença. Le pasteur salua l’assemblée, accueillant particulièrement le groupe des Pionniers-Cordées de la Venoge, puis la liturgie débuta.
Lesdits pionniers-cordées étaient tranquilles et recueillis.
Benoît était, comme d’ordinaire, perdu à l’intérieur de lui-même. Ecouter, plus ou moins. Se lever. Chanter. S’asseoir. Ecouter encore, puis entonner un autre cantique.
Un culte traditionnel et sans histoire…
Benoît observait la lumière. Il observait les gens, reconnut quelques habitués. Il observait les fleurs au pied de la table de communion. L’arrangement était plus joli que celui de la fois précédente. Il aimait quand il y avait des lys, parce qu’ils embaumaient tout autour. Ce matin-là, c’étaient des tulipes et des anémones. Le printemps qui régnait en maître au dehors s’était invité à l’intérieur. Il observait les tableaux de l’exposition du moment. Une Marie en jeans, avec un ventre tout rond, cocon chaleureux pour son enfant à naître. Ce tableau-là l’émouvait particulièrement. C’était exactement ainsi qu’il se représentait la mère de Jésus. Non pas une jeune fille évanescente, avec son voile et sa tunique bleue, dont on se demandait si elle existait ou si on l’avait rêvée. Non, une jolie jeune fille pleine de vie, qui croquait sa jeunesse à pleines dents. Pareille à toutes les autres de son âge, mais tellement différente, tellement unique.
Il perdit le fil de la prédication, qu’il ne suivait pas très attentivement de toute façon.
Il observait les scouts et ne savait s’il les enviait d’avoir continué ou s’il les trouvait stupides de vouloir ainsi jouer à rester enfants et de ne pas grandir… Que faisait-on quand on était scout adulte? On avait passé l’âge de jouer à la marelle, aux Indiens ou au loup glacé, non?
Soudain, le temps se figea pour lui. Les rayons de soleil colorés descendaient avec douceur sur une jeune cordée, auréolant sa chevelure de rouge et de bleu. Comme si, parmi tout ce groupe en vert dont tous les individus semblaient si semblables, elle était différente. Comme si elle était unique. Une jolie jeune fille pleine de vie, qui croquait sa jeunesse à pleines dents. Le cœur de Benoît battit plus fort tandis qu’il observait la belle inconnue. Les mots qui lui vinrent étaient exactement ceux qui s’étaient imposés à lui en regardant ce tableau de la Vierge.
Elle, elle ne le voyait pas, elle regardait ailleurs, elle ne suivait pas non plus très assidûment la prédication. Elle regarda sa voisine et lui sourit, sans autre raison que de partager avec elle le plaisir de vivre ce moment.
L’imagination de Benoît était bien loin des travaux agraires décrits dans la parabole que le pasteur commentait. Il pensait à cette jeune femme et l’imagina, elle aussi, avec un joli ventre rond, puis avec un bébé dans les bras. Et cet enfant, ce pourrait être le sien, à lui aussi, ce pourrait être le leur. Benoît rêvait… Il rêvait si fort qu’il en manqua son rendez-vous avec la lumière, il avait les yeux clos au moment où le soleil était venu le caresser à son tour.
Le culte touchait à sa fin. Le pasteur annonça les activités à venir dans la paroisse, puis exhorta les fidèles, partageant avec eux un souvenir d’un voyage: il avait trouvé une toute petite église, perdue au milieu de nulle part, sur le fronton de laquelle était écrit « Entre pour prier, sors pour aimer ». Ce fut l’appel qu’il lança aux personnes rassemblées là en ce dimanche matin. Comme bien des générations avant eux, ils étaient entrés dans cette cathédrale, ils y avaient prié et c’était pour eux le moment de ressortir dans le monde et d’aimer, comme témoignage de leur foi et de leur fidélité à Dieu et à ses commandements.
Le dernier morceau d’orgue retentit, annonçant la fin du culte. Benoît réfléchit à toute vitesse. Il ne fallait pas que cette jeune fille s’évapore et retourne à sa vie, laissant dans le cœur de Benoît une empreinte inaltérable. Il ne fallait pas qu’elle devienne un doux souvenir qui se rappellerait à lui de temps en temps alors que les regrets de n’avoir rien fait, rien dit, rien tenté le tarauderaient…
Il songea qu’il pourrait s’inscrire aux pionniers-cordées de la Venoge… Mais il n’avait pas de voiture, il ne connaissait personne là-bas… rien ne serait sincère.
Il se dit qu’il pourrait aller se promener au bord de la Venoge de temps en temps et faire mine de tomber sur elle par hasard… Mais il lui faudrait vraiment, vraiment avoir de la chance pour que tout s’enchaîne si facilement.
Ce n’était pas plus tard mais dans l’instant qu’il fallait agir. Il ne voulait pas se ridiculiser. Il ne voulait pas qu’elle ait le temps de réfléchir et de se moquer de lui. Il ne voulait pas être humilié dans la cathédrale, lieu si cher à son cœur.
Il voulait faire quelque chose d’inédit. Quelque chose qui n’aurait jamais été vu dans aucun film à l’eau de rose. Quelque chose qui la surprendrait mais ne l’importunerait pas. Quelque chose d’aussi léger et délicat que les sentiments qu’elle lui inspirait, mais d’aussi profond et enraciné dans la vie qu’elle semblait l’être.
Le groupe des scouts plaisantait et se préparait à sortir. Benoît était toujours sur sa chaise, il n’avait aucune idée. Il n’osait rien faire…
Enfin, il sortit, salua le pasteur et s’apprêta à rentrer, le cœur lourd et l’esprit préoccupé.
Il se ravisa, attendit que le groupe fut dehors, puis s’approcha de la jeune fille qui s’était arrêtée sur le parvis pour admirer le portail Montfalcon et ses lourdes portes en bois.
En toute simplicité, les mots lui vinrent, tandis qu’il glissait dans sa main une carte de visite, cadeau de sa sœur pour le Noël précédent:
« Vous ne savez qui je suis et je ne sais qui vous êtes.
Voici mes coordonnées. Contactez-moi, aujourd’hui, demain ou dans un mois, ou pas du tout, comme vous en aurez envie.
Mais sachez que je sais déjà que je vous aime, et que toujours vous resterez dans mon cœur. »
Et il s’en alla vers le pont Bessières. Il n’avait pas entendu le son de sa voix.
J’ai écrit cette nouvelle pour un concours organisé par les amis de la Cathédrale il y a quelque temps déjà. Il s’agissait de mettre en scène la cathédrale Notre-Dame de Lausanne et son ambiance, dans une nouvelle avec un aspect spirituel.
Et vous venez de lire l’histoire qui est sortie de ma petite tête, texte qui n’a pas été retenu…
Voili, voilà, bonne journée.