Thomas était ce qu’on appelle un drôle de type, un mec bizarre, un hurluberlu, un marginal… Bref, le genre de gars qui vit seul, habité par ses passions et la boisson… Longtemps, Thomas ne se maria pas, aucune femme n’ayant eu envie de devenir en un seul OUI femme de ménage de l’atelier, modèle, cuisinière, infirmière pour les doigts ayant pris un coup de marteau de trop, commissionnaire pour aller acheter tantôt un burin, tantôt des réserves de vin, avocate qui entreprend des négociations avec l’huissier sonnant à la porte, diplomate avec les voisins qui se plaignent du bruit incessant durant la nuit…
Mais un jour, Chantal, un brin originale elle aussi, tomba sous le charme de cet olibrius pour lequel sa cousine posait de temps à autre. La voilà qui échafaude des plans pour séduire l’artiste… et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils sont mariés. Thomas est fasciné par la plastique de son affectueuse épouse et ne se lasse pas de la caresser, de la dessiner, de la sculpter. Une superbe statue de Chantal sortant des eaux trône du reste dans leur jardin, à côté des artichauts en fleur.
La vie n’est pas facile tous les jours, souvent, on manque de beurre dans les épinards, quand ce ne sont pas les épinards eux-mêmes qui font défaut. De cette union naissent trois garçons. Quand ils n’ont que quelques jours, Thomas les sculpte. Leurs statues sont toujours dans le patio. Ce sont les seuls bébés qu’il ait sculptés dans sa vie. Bon an, mal an, la famille est heureuse. Les enfants grandissent. Le temps s’écoule.
Malgré tout son amour pour Chantal, Thomas n’a jamais pu renoncer à ses habitudes de vieux garçon et surtout à ses aventures sans lendemain. Parfois, c’est juste une tendre amie, très chère, très intime, qui se contente de prendre toute la place dans sa vie, éclipsant Chantal et les garçons. D’autres fois, c’est une femme qui l’attire subitement et dans le lit de laquelle il passe quelques heures… Chantal ferme les yeux. Elle le sait – mais elle sait surtout que ni les cris, ni les scènes, ni les bouderies ne feront changer son mari. Si elle lui disait qu’elle le quitte s’il maintient un tel comportement, il la laisserait partir plutôt que de faire l’effort de changer. Alors elle se tait. Elle ne s’en fiche pas, non, loin s’en faut. Chaque nuit qu’il passe ailleurs est comme un coup de poignard pour elle. Finalement, elle se fiche de savoir s’il discute, boit, fume ou s’envoie en l’air. C’est son absence qui lui pèse. Et le fait aussi qu’elle sait que s’il peut parler des nuits entières à d’autres femmes, avec elle, son cœur reste toujours muet. Ce sont les sombres nuits qu’elle passe à pleurer sur son sort, même si sa raison lui dit bien qu’elle ne fait rien pour que cela soit différent.
Les choses finissent toujours par changer, mais pas toujours de la manière qu’on a peu imaginer.
Un jour, elle voit dans son atelier deux jolies sculptures de deux bébés qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Elle s’interroge mais ne demande rien. C’est le deuxième de leur garçon qui pose la question… Et là, Thomas, le plus naturellement du monde, explique que ça tombe bien que la question soit posée, car il ne savait comment l’aborder. Ces deux petits poupons sont ses filles, des jumelles nées la semaine précédente. Chantal s’assied. Sa tête tourne. Le ciel lui tombe sur la tête. Jamais elle n’a imaginé qu’une pareille chose pourrait arriver. Qu’il la trompe, soit, mais elle pensait au moins que c’était des histoires sans suite… Cette suite-là, elle va durer toute la vie !
Thomas lui demande de l’accompagner pour lui montrer un jardin. Elle bout intérieurement. Il l’a trompée, il est devenu père, il ne lui dit rien et l’emmène simplement voir un jardin. Cela semble tellement important pour lui qu’elle le suit. Il faut dire que le choc psychologique l’a laissée sans volonté. C’est le jardin d’une jolie maison de maître, au sud de la ville. Il lui montre deux arbres, ce sont des épicéas bleus du Colorado. Ils sont petits encore, mais vont grandir. Il lui explique cela. Elle se tait – c’est ce qu’elle a toujours fait! Elle écoute son couplet sur les arbres qui poussent… Et puis, il en vient au fait. Ces deux arbres, c’est Emilie qui les a fait planter. Emilie, c’est la propriétaire de la maison, du jardin. Et c’est aussi la mère des jumelles. Il est démuni, il doit maintenant faire un choix. Il essaie de lui expliquer: après tout, les deux petites filles auront besoin d’un père en grandissant, il faut qu’il soit présent à leurs côtés. Chantal a envie de hurler. Et leurs enfants, leurs fils, n’ont-ils pas besoin d’un père qui les guide et les épaule? Et elle, n’a-t-elle pas besoin d’un mari sur lequel se reposer?
Mais a-t-elle jamais pu se reposer sur lui? lui souffle une petite voix intérieure. Doucement, elle pleure, en silence, sans se plaindre ni l’accabler de reproches. Elle pleure ses rêves brisés d’une famille harmonieuse, d’un mariage cœur à cœur, d’une union complice, d’une vie réussie.
Thomas trouve que Chantal n’a plus rien à voir avec la jolie jeune femme pleine de vie qu’il a sculptée des années plus tôt. Ses formes ont changé, son caractère aussi, et même son visage. Son regard riant s’est fait maussade. Son corps parfait s’est décharné. Son caractère s’est aigri. Le temps a fait son oeuvre, comme on dit… Il choisit Emilie, fraîche, pleine d’entrain, et les jumelles…
Et Chantal reste seule avec les garçons, observant avec nostalgie la belle statue d’elle que Thomas a sculptée et qui n’a pas vieilli, elle… Elle se souvient que « le moins que l’on puisse demander à une sculpture, c’est qu’elle ne bouge pas« , comme le disait Dali. Une autre citation, de Jean d’Ormesson, lui revient aussi « la beauté est un mystère qui danse et chante dans le temps et au delà du temps« .
Voili, voilà, une nouvelle un peu morose… Mais je ne suis pas très bien dans ma tête, aujourd’hui! Elle participe au défi « Imagecitation » de Jazzy.