Colombe

 

Ce matin, une petite fille sonne à ma porte. Elle se présente: elle s’appelle Colombe et ce prénom lui va si bien! Tout en elle respire la paix. Je suppose qu’elle est la fille de nos nouveaux voisins. Peut-être veut-elle du sel, c’est toujours ce qu’on cherche après un déménagement. Ou bien elle vend des timbres pour une association. Elle a perdu sa clef et aimerait téléphoner?

Rien de tout cela. Elle m’explique que son père est hospitalisé. Il ne sortira pas de l’hôpital. Est-ce que je veux bien la conduire là-bas? Il est au CHU de Lille. J’hésite. Lille est à 60 kilomètres de Préseau. Mais cela semble tellement important pour elle. Je veux quand même savoir pourquoi sa mère ne l’y conduit pas. C’est qu’elle travaille, m’éclaire la jolie Colombe. Je suis au chômage depuis 8 mois, je n’ai rien de mieux à faire en ce mercredi après-midi pluvieux. Un coup de fil à la maman (j’apprends qu’elle s’appelle Estelle Martin… Martin, comme moi, c’est drôle) confirme les dires de la demoiselle. Allez, en route.

Sur la route, Colombe parle peu, et je ne sais que lui dire. Je n’ai pas d’enfant. J’ai peur d’être maladroite. Et puis, que dire à une enfant de 10 ans qui sera orpheline d’ici peu de temps??

Nous voilà au CHU. Colombe prend ma main dans la sienne. Elle me guide dans les couloirs. Contrairement à moi, elle sait bien où elle est et où elle va.
Nous entrons dans une chambre. Je n’ai même pas lu le nom du patient. Je ne viens visiter personne, je me contente d’accompagner Colombe.
Elle lâche ma main, et s’approche, doucement, du mourant. Elle dit, de sa voix claire: « Elle est là, Papa, je te l’ai amenée ». Et elle sort. Sans moi.

Le patient m’appelle par mon prénom. Certainement qu’il délire. Et puis, Sophie est un prénom si commun, de toute façon…
Mon cœur s’arrête lorsque je le reconnais. C’est mon frère qui est couché là. C’est mon frère qui va mourir. Je réalise alors que Colombe n’est pas la fille des voisins. Non, elle est ma nièce.

Il y a des années, je me suis brouillée avec mon frère. Vraiment, je souhaitais ne jamais le revoir.
Pour moi, Patrice était l’infâme grand frère, celui qui m’avait fait manger des limaces en me faisant croire que cela me ferait grandir plus vite, celui qui m’a enfermée à la cave pour voir si Darwin avait raison: si l’illustre théoricien disait vrai, au bout de quelque temps, je devrais me mettre à voir dans la nuit aussi bien qu’un chat…
Pour lui, je devais être la petite sœur empêcheuse de tourner en rond, le renvoyant à ce qu’il n’était pas: petite, douce, affectueuse, studieuse, méticuleuse… mais aussi toujours prête à l’accuser pour me couvrir, à le chercher tout le temps, à lui piquer ses bonbons, son baladeur ou ses jeux vidéos.
Il a quitté la maison quand j’avais 13 ans.

Et voilà que ce grand frère est là, immobile, sans défense. Il n’a plus de hargne dans le regard, il n’a plus de haine lorsqu’il me parle. Il ne dit qu’une chose: « Merci d’être là ». Je lui prends la main et il ferme les yeux. Que dire? Parler de la cassette de Dire Straits que j’avais déroulée n’a plus d’importance. Patrice va mourir. Et dire que je lui en ai voulu si longtemps d’avoir cassé la poupée en porcelaine que Mamie m’avait rapportée de Dresde… Je crois, sincèrement, qu’avant d’entrer dans cette chambre d’hôpital, je lui en voulais encore. Mais il va mourir.
Il raconte, en quelques mots saccadés, sa vie. Son mariage avec l’adorable Estelle. La naissance de leurs jumeaux, Loïc et Dorian, et de leur fille, Colombe, deux ans plus tard. Puis il se tait.
Alors, je parle, je lui dis que ce matin, j’étais seule. Et que me voilà tante de deux neveux et d’une adorable nièce. Je lui raconte mes déboires sentimentaux. Ma solitude, aussi. Ma solitude, surtout. Je pleure. Je lui dis qu’il m’a manqué, durant toutes ces années. Ces mots, je ne les ai pas réfléchis. Je ne croyais même pas les penser. Je suis envahie de regrets et de remords. Je suis si triste.
Toutes ces années, je pensais que j’allais pouvoir, un jour, me réconcilier avec lui. C’était pour de faux, qu’on était fâché. Pour du rire. Mais aujourd’hui, fini de rire.

Colombe est entrée sans que je l’entende, trop occupée que j’étais à pleurer et à réfléchir. Elle a entendu ce que j’ai confié à son père, en tout cas en partie. Elle me prend la main, de nouveau. « Ne pleure pas, Tata. Maman dit que Papa vivra toujours en nous par les bons souvenirs que nous pourrons cueillir toute notre vie. »

Une jolie femme entre, se penche sur mon frère. Je devine qu’il s’agit d’Estelle. Estelle Martin, qui porte le même nom que moi… et pour cause… C’est elle qui a imaginé de déposer Colombe sur le pas de ma porte. Parce que Patrice était trop fier pour m’appeler. Parce que c’était la fin…

Patrice, silencieusement, s’en va pendant la nuit qui suit notre rencontre.

Colombe. Ma nièce… ma vie prend une autre couleur à son contact. Après l’enterrement, elle a voulu venir passer une semaine chez moi…

Colombe, merci pour tout. Tu m’as réappris à rire, toi… et tes frères! Et surtout, tu m’as apporté la paix, car tu as permis la réconciliation entre mon frère et moi, même si ce fut trop bref.

Estelle vient me voir, parfois. Elle me parle de mon frère et je le découvre sous une autre facette. Il semble avoir été un père et un mari formidable… Estelle ne comprend pas que nous n’ayons jamais mis notre fierté de côté pour nous réconcilier… Toutes ces années perdues! Je ne saurais lui donner tort! J’aimerais vivre plus près d’elle et de ses enfants pour ne plus perdre une minute… Tiens, et s’ils s’installaient dans l’appartement du 3e, juste au-dessus de chez moi??

Voili, voilà. Merci à Jill Bill d’accueillir Colombe dans la cour de récré de Préseau!

Une réflexion au sujet de « Colombe »

  1. Bonsoir élève Gwendoline, une fiction qui pourrait être réaliste, des familles qui ne se voient plus et soudain au moment de la fin de l’un des membres… dommage ce temps perdu, mais il ne le sera pas au contact de Colombe et ses frères, sois la bienvenue à la cour de récré, MERCI à toi, bises de m’dame JB 😉

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