Le temps des bulles

Voici le rendez-vous littéraire de la quinzaine, avec retard… Je cours après le temps et m’essouffle bien souvent !!! Je suis partie sur une nouvelle d’anticipation, cette fois…

Le temps des bulles

Edmée avait juste 5 ans quand la ville où elle vivait dans le bruit, la pollution et le brouillard fut interdite aux enfants, comme les 78 autres cités de plus de 3’000’000 d’habitants dans son pays. Rendre les pères furibonds, blesser les mères, détruire les familles, rien ne fit hésiter le gouvernement. Sous prétexte de réduire le bruit en ville et de sortir les enfants de la pollution, les édiles organisèrent des transferts de masse pour les envoyer, par groupes de 3’000, dans des camps à la montagne, à l’air pur. Ces structures avaient été construites des années auparavant, dans le plus grand secret, et personne ne savait à quoi elles allaient servir. Jamais l’Etat n’osa avouer le gigantesque enlèvement d’enfants qu’il prévoyait à des fins d’endoctrinement. Jamais les parents n’imaginèrent qu’une telle catastrophe sociale se mettait en place et même lorsqu’ils reçurent les convocations pour leurs enfants, ils ne purent croire que l’Etat agissait contre eux en instaurant le régime « Enfance à la Montagne ».

Ses parents à elle refusèrent cette solution toute prête, trop conscients des manipulations psychiques que ces enfants vivraient là-haut, si loin des leurs. Ils ne présentèrent pas Edmée à l’appel. Ils l’emmenèrent chez une vague cousine au bord de la mer. Ygerne, 78 ans, un peu déjantée, vivait de l’air du temps. Sous un autre régime, qui autorisait encore le divertissement, elle avait composé quelques ballades légères, les vendant un bon prix aux divas qui susurraient des chansons douces à la radio. 

Ses parents avaient ouvert pour Edmée une brèche dans le fil du temps. La vie s’y engouffra avec la violence d’une tempête. Dans la ville, il fallait tenir les horaires, tout était officiellement minuté, du lever au coucher. Ne pas crier. Ne pas courir. Etre prudent. Ne pas penser, ne pas réfléchir, ne pas perdre de temps. Ne pas rêver non plus. Apprendre. Ne pas jouer. Ne pas se laisser aller. Obéir. Comme prisonniers du temps qui appartient au gouvernement !!! Ne jamais rien avoir à soi, pas même une minute. C’était cela, le « plan d’optimisation de la vie humaine » que l’Etat de droit, petit à petit, avait imposé comme une dictature. Son père et sa mère, entre eux, appelaient ce nouveau régime « la dictature de la minute ». Certes, le stress et ses conséquences sanitaires (cancers, insomnies, dépression…) avaient disparu, ainsi que l’imprévu… Mais avec eux, la spontanéité et la surprise… et finalement, aussi, la joie de vivre, tout simplement.

Avec Ygerne, Edmée apprit à prendre le temps de vivre. Aux yeux du gouvernement, Ygerne n’existait plus : elle était trop vieille, elle n’avait jamais demandé ses rations, elle n’avait ni téléphone ni ordinateur, elle vivait comme on ne pouvait plus vivre dans cette société où la technologie avait investi le moindre recoin de l’intimité. Elle cultivait son jardin, faisant pousser ses légumes dans la terre, ramassait les oeufs de ses poules et pêchait les quelques poissons qui vivaient encore dans la mer. Edmée découvrit un monde qu’elle n’avait jamais soupçonné. En ville, il y avait sur les toits de chaque bâtiment des cultures hydroponiques qui permettaient de nourrir les habitants. La viande était produite dans des usines qui clonaient selon la demande de la population du foie de veau ou du blanc de poulet. Que de temps gagné : plus de fourrage à produire, plus d’animaux bruyants à élever pendant un certain nombre de semaines… Les gens recevaient des rations types et des recettes imposées ; cela permettait de lutter tout à la fois contre la gourmandise, l’obésité, le temps perdu à cuisiner et le grignotage chronophage. Les enfants ne naissaient plus ni dans des roses ni dans des choux mais sortaient de maternités dont les mamans étaient absentes, elles recevaient un message pour leur annoncer que leur enfant était terminé et qu’il fallait aller le chercher, puis on leur présentait le père de l’enfant avec qui elles allaient devoir vivre désormais. Pour l’occasion, chacun recevait 3 heures et 27 minutes de congé. « Enfance à la Montagne » permettrait dorénavant à l’Etat de ne plus avoir à faire assumer le rôle de parents… et aux employeurs de gagner du temps de travail ! 76 ans, 3 mois, 1 semaine, 4 jours, 8 heures après la naissance, les êtres cessaient de vivre. Tout le monde le savait. Sauf Ygerne, qui mourrait naturellement à 107 ans.

Tous les jours, elles allaient à la plage, gonfler leurs poumons et leur vie d’air et de liberté. Rien n’aurait pu les priver de leur sortie. Elles faisaient des bulles ou de la balançoire. Privée d’enfance, Edmée n’avait jamais vu ni les unes, ni les autres. En courant sur le sable, elle apprenait simplement à être.

A tout juste 19 ans, elle retourna en ville, emportant avec elle ses merveilleux souvenirs de la vie. Ses parents prétendirent l’avoir retrouvée lors de leur séjour annuel de 27 heures 46 dans le camp hors-cadre prévu pour les meilleurs employés. Ils prétendirent aussi ne pas savoir comment l’enfant avait survécu, et lui permirent d’être embauchée avec eux.

Edmée avait une idée. Une idée qui avait germé en elle chez la cousine Ygerne. Chaque jour, elle prélevait une partie de son savon. Quand elle en eut assez. elle préleva une partie de sa ration d’eau. Et elle fit des bulles, soufflant sur la ville ébahie la légèreté de la liberté. Les gens sortirent peu à peu de leur torpeur. Elle fut rapidement arrêtée, mais ce jour de mars marqua le début de la révolution qui embrasa sa ville, puis son pays et pour finir, la planète entière.

bulles

J’ai aimé donner vie à Edmée. J’ai cru écrire vraiment de l’anticipation mais je crois qu’on arrive gentiment mais sûrement dans cette dictature de la minute… Bon, certaines choses ne sont pas prêtes d’arriver… Mais je fais des économies de savon au cas où !! 😉

J’ai appris en écrivant ce texte que susurrer ne prend qu’un s, bien qu’il se prononce comme s’il y en avait 2… Curieuse langue que la nôtre !

Les mots à utiliser étaient les suivants : temps, vie, chanson, rien, diva, furibond, montagne, souffle, pollution, tempête, ballade, léger, envoyer, courant, bulle, prendre, gonfler, voleter, brèche, blesser, balançoire.

Voili, voilà. Ce texte est plus long que les précédents… Mais Edmée gagne en relief…

Une réflexion au sujet de « Le temps des bulles »

  1. Mais quelle imagination ! On imagine toujours des dictatures quand on anticipe et on n’en est jamais loin… Mais je crois que les défauts des humains les sauveront de ces situations extrêmes ! Un très bon texte, on se laisse happer et on en redemande ! Si seulement on pouvait faire la révolution avec des simples bulles de savon, quelle merveille !!! 🙂

    • Voilà qui me donne envie de faire connaissance d’Ira Levin (dont je n’ai même jamais entendu le nom)… J’irai voir à la bibliothèque.

  2. Whaouuuuuuuuuuuuu le grand texte……….Je crois que c’est la 1ere fois que je viens..
    Merci pour ta visite tu es gentille de passer lire………….
    j’essaie d’aller voir tout le monde……..
    Belle participation avec ta révolution bullante !!
    A bientot je m’abonne chez toi

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